Postures et lieux d’énonciation

19 novembre 202110:45 - 12:05

Traduire le « trouble dans le genre » dans le diptyque de Tahar Ben Jelloun : L'Enfant de sable et La Nuit sacrée

Clarisse Neau, Unité de recherche EA3816 FoReLLIS, Université de Poitiers (France)

Dans l’espace de la traduction, le Même rencontre l’Autre à mi-chemin mais souvent, la fusion qu’ ils forment ne rend pas justice à l’un des deux partis. Pourtant, la traduction pourrait être le support idéal sur lequel et par lequel peut s’initier notre rapport à l’autre.

L’histoire de la traduction anglo-saxonne du roman L’Enfant de sable, (1985) écrit par l’ auteur franco-marocain Tahar Ben Jelloun est un exemple tout à fait intéressant de la tension qui s’articule entre les deux angles langage et espace.

L’Enfant de sable lève le voile sur cette société marocaine du XXème siècle avant tout guidée par les lois de l’Islam qui accordent certains privilèges au sexe masculin comme le plein droit à l’héritage. Cette réalité pousse un père de famille à commettre une atrocité. Désespéré après la naissance de ses sept filles, il décide que le huitième enfant sera un garçon quoiqu’il advienne. Ainsi, Ahmed vient au monde et malgré son sexe biologique féminin, il est considéré et élevé comme un garçon. Plus le personnage grandit et plus il s’enfonce dans un flou identitaire. Cette confusion pénètre le corps textuel dans lequel l’ auteur s’est adonné à une minutieuse réhabilitation grammaticale de cette constante oscillation du personnage entre le genre masculin et le genre féminin. Cet exercice textuel réalisé en français constitue un défi pour le traducteur anglo-américain car il doit trouver des réponses cohérentes à la difficulté que représente le passage d’une langue française bipartite à une langue anglaise globalement neutre au niveau du genre grammatical.

Malheureusement, comme le montre Pascale Sardin dans son étude « «Trouble dans le genre», de la traduction anglo-américaine de L’Enfant de sable de Tahar ben Jelloun », The Sand child (traduit par Alan Sheridan) restitue assez mal ce trouble du genre textuel, prêtant peu attention à cette ambivalence grammaticale de genre alors que ce travail linguistique aurait dû guider la traduction anglo-saxonne. Ici, la traduction apparaît comme un espace de pouvoir dans lequel la version originale est malmenée, niant ainsi la dimension performative du genre notamment discursive chère à Judith Butler.

L’Enfant de sable n’est que le premier volet du diptyque de cette histoire car en 1987, Tahar Ben Jelloun publie la suite avec La Nuit sacrée, roman récompensé par le prix Goncourt. L’alternance du genre grammatical persiste de même que les négligences du traducteur américain. Il sera question ici d’examiner les choix problématiques de la traduction anglo-saxonne du diptyque benjellounien face au trouble dans le genre; et, tout en s’appuyant sur les théories d’Antoine Berman, de Jean-Louis Cordonnier et de Luise Von Flotow, une réflexion sera proposé sur le rôle du traducteur, ce «passeur d’imaginaire, passeur de mots […] celui qui connaît les deux rives mais qui toujours se tient sur les eaux incertaines du fleuve» selon les mots de la traductrice Céline Zins.


Bibliographie

BEN JELLOUN Tahar, L’Enfant de sable : éd. Du Seuil, 1985

BEN JELLOUN Tahar, La Nuit sacrée : éd. Du Seuil, 1987

BEN JELLOUN Tahar, The Sacred night, (traduit par Alan Sheridan), éd. The John Hopkins University Press

BERMAN Antoine, L’épreuve de l’étranger : éd. Gallimard, 1995

BUTLER Judith, Trouble dans le genre, Le féminisme et la subversion de l’identité: éd. La découverte, 2005, (traduit de l’anglais par Cynthia Kraus, Titre original : Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, Routledge, New York, 1990.).

CORDONNIER Jean-Louis, Traduction et culture : éd. Didier, 1995

SARDIN Pascale, «  « Trouble dans le genre » – de la traduction anglo-américaine de L’Enfant de sable de Tahar Ben Jelloun », Transatlantica [En ligne], 2009, mis en ligne le 02 juillet 2009, [consulté le 28 décembre 2019], URL : http://journals.openedition.org/transatlantica/4355

VON FLOTOW Luise, Translating women, Ottawa : éd. University of Ottawa Press, 2011

La parole pamphlétaire dans Écrire en pays dominé (1997) de Patrick Chamoiseau : repenser la dialectique (dominant/dominé) dans l’aire des Caraïbes

Rebeh Dabbabi, Pôle Sémiotique et Analyse de Discours, Laboratoire Intersignes, Faculté des Sciences Humaines et sociales de Tunis.

Par le truchement de son écriture pamphlétaire, Patrick Chamoiseau, essayiste, romancier et dramaturge martiniquais, ne cherche pas uniquement à battre en brèche les stéréotypes colonialistes et remettre en cause le comportement des esclavagistes, mais également à sortir les Antillais de leur passivité et de leur laisser-aller. Par conséquent, le discours critique chamoisien constitue une dynamique qui s’articule sur une tendance double. Il s’agit, d’un côté, d’un vecteur centripète, orienté vers les subalternes. C’est en attirant l’attention de ceux-ci sur leurs tares ainsi que sur les pièges auxquels ils sont pris, qu’il entend les rendre maîtres de leur Histoire, de leur présent et de leur avenir. De l’autre, il s’agit d’un vecteur centrifuge, tourné vers les colonisateurs, obnubilés par leur égocentrisme et aveuglés par leurs ambitions impérialistes.

C’est ainsi que Chamoiseau s’applique à descendre en flammes cette dialectique du maître/esclave dont les retombées sont désastreuses sur les opprimés dans l’aire des Caraïbes. En somme, le pamphlet philosophique et romanesque chamoisien n’épargne ni l’oppresseur ni l’opprimé. Autrement dit, le romancier intente un procès contre celui-ci et celui-là.

En effet, nous allons axer notre communication, dans le cadre de ce colloque, essentiellement sur l’écriture pamphlétaire de Chamoiseau dans Écrire en pays dominé (1997). Nous essaierons de mettre en lumière le réquisitoire complet que le romancier-orateur martiniquais dresse aussi bien contre les dominants, lesquels n’épargnent aucun effort pour subjuguer les insulaires et les mettre « sous-relation » (342), que contre les marginalisés, enclins à la servitude et au téléguidage. Autant dire que l’autobiographe et essayiste adopte une stratégie d’attaque et met en œuvre tout un arsenal de procédés, puisés dans une « POÉTIQUE DE GUERRIER » (299), pour saborder les bastions de la colonisation et remettre en cause les puissances assimilationnistes qui assaillent les opprimés de toutes parts.

C’est ici le lieu de préciser que les procédés morphosyntaxiques, sémantiques et stylistiques ne sont plus des ornements superflus. Au contraire, ils se dotent d’une fonction argumentative et pragmatique, fonction qui s’inscrit dans la droite ligne de la critique acerbe que l’écrivain porte tour à tour sur la domination, les dominants et les dominés.

Quels sont donc les procédés stylistiques mis en jeu par l’auteur, dans Écrire en pays dominé (1997), non seulement pour interroger la marginalisation aux Antilles, mais aussi pour procéder à l’éveil de ses lecteurs insulaires ?

Dans quelle mesure l’auteur investit-il le caractère perlocutoire, propre à sa parole pamphlétaire, dans son essai et roman autobiographique ? Et quelle en serait la portée pragmatique et géopolitique ?


Mots-clés : Caraïbes, dialectique dominant/dominé, Écrire en pays dominé (1997), pamphlétaire, Patrick Chamoiseau, perlocutoire, POÉTIQUE DE GUERRIER, pragmatique, repenser

 

L'exercice de la parole dans l'espace public

Cécile Ibarra, Université Montpellier 3, Sciences du langage, Sociolinguistique et politiques linguistiques éducatives

Dans le cadre de ce colloque, ma proposition s’articule autour du langage et de sa mise en abyme par le biais de la création. À partir du film Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares (Radu Jude, 2018), une incursion dans le négationnisme est explorée. Dans une mise en scène audacieuse, un épisode gênant de l’histoire de la Roumanie est abordé : celui de la déportation et de l’exécution de 20 000 Juifs à Odessa. Dans un dispositif de la mise en abyme de l’acte même de sa représentation, le spectateur est invité à suivre les difficutés d’une metteuse en scène dans la préparation d’une reconstitution militaire dans le cadre d’un évènement public. Dans sa volonté d’y dénoncer ce point inconfortable du passé roumain, elle est confrontée à la censure et à l’autocensure, mais aussi à la propagande. Pour cette proposition, il s’agira ainsi d’interroger le dispositif choisi par Radu Jude au sein de  l’espace créatif et, par extension, public, où un discours politique et militant peine à se faire entendre, face à une population où les citations ressassées sont parvenues à bâtir une identité nationale lavée de toute faute.

Dans une approche sociolinguistique, je développerai dans un premier temps mon propos sur la distorsion des mots dans un contexte d’oppression et le partage entre ce qui est donné à être entendu ou pas comme valeur d’existence. Je m’appuierai ensuite sur les rapports entre langage et situation, notamment à travers la complexité des échanges entre les interlocuteurs du film, à partir notamment de leur appartenance sociale et, plus précisément, celle de la locutrice-metteuse en scène, principale figure féminine parmi les autres protagonistes masculins (financeur, figurants-acteurs). L’analyse de ces différentes conduites langagières permettra de déterminer les fonctions de domination et de pouvoir.

L’expression de l’espace (in)connu dans l’écriture d’Elizabeth Bishop

Astrid Fizyczak, Université Paris 3, Sorbonne-Nouvelle

Elizabeth Bishop[1] (1911-1979) se rend au Brésil pour la première fois en 1951. La poète américaine, qui ne devait y passer que quelques semaines, y resta en fait dix-huit ans. Nombreux sont les titres de ses recueils qui s’appuient sur l’espace et langue : North & South (1946) ; Questions of Travel (1965) ; Geography III (1976). Ils mettent en scène la rencontre, parfois inquiétante, entre ses personae et un espace fantasmé, rêvé, redouté ou encore imaginaire. Dans cette communication, nous analyserons la façon dont l’espace nouveau ou inconnu invite les personae bishopiennes à refaçonner le langage. Dans quelle mesure les voyages, géographiques ou imaginés, en bus, en bateau, en voiture ou encore à pied, modifient-ils le langage ?

            Dans un premier temps, nous verrons que, confrontée à l’espace marginal, excentré, radicalement différent de ce qu’elle connaît, la persona prend conscience que le langage paraît obsolète. Par exemple, dans « Crusoe in England », Robinson Crusoé est isolé à l’autre bout du monde. Il s’aperçoit bien vite que le langage acquis en Grande-Bretagne ne peut rendre compte avec exactitude de la faune et de la flore insulaires[2]. Il s’avère privé de mots pour décrire cet espace, à un tel point qu’il est réduit au stade animal et doit réinventer le langage. Dans un second temps, nous démontrerons que les personae nord-américaines sont confrontées à l’espace brésilien, à l’autre langue, à l’autre culture. Plusieurs espaces linguistiques se mélangent dans l’espace du poème et dans l’espace du foyer pour illustrer la rencontre, et parfois les rapports hiérarchiques, entre les Sud-Américains et les Nord-Américains. Par exemple, dans « Faustina, or Rock Roses », l’espace de la maison est un lieu d’interactions entre plusieurs langages, entre plusieurs cultures. Enfin, dans un troisième et dernier temps, nous étudierons la manière dont la typographie et la versification façonnent l’espace du poème pour lui donner un sens. La typographie engendre un espace hybride. En effet, les tirets dans « The End of March » défamiliarisent l’espace pourtant familier de la promeneuse[3]. Le langage illustre donc les processus de défamiliarisation de l’espace connu. Le langage poétique – à savoir les rimes, les rejets ou la versification – souligne les interrogations des personae. Quelle place occupent-elles dans le monde ?


[1] Elizabeth Bishop (1911-1979) voit le jour dans l’État du Massachussetts. Elle vécut notamment en Nouvelle-Écosse et en Floride.

[2] Le poème « Crusoe in England » dépeint un Robinson Crusoé âgé qui se souvient de ses vingt-huit années passées sur sa petite île. L’île l’invite à modifier son langage car il n’a pas les mots suffisants pour décrire tout ce qu’il peut voir. C’est pourquoi il a recours à des épanorthoses qui attestent son désir de comprendre son nouvel espace de vie.

[3] Dans « The End of March », l’espace de la maison est perçu comme étrange. Cette idée n’est pas exprimée explicitement par les mots mais par le langage poétique et par les tirets : « my proto-dream-house » (v.24), « my crypto-dream-house » (v.25). De la même manière, l’esperluette dans le titre « North & South » tend à démontrer la difficile rencontre entre ces deux espaces. Le terme and ne figure pas car le lien est avant tout linguistique et non géographique, non réel.


Références :

Elizabeth Bishop, Poems – The Centenary Edition, London : Chatto & Windus, 2011.

Modératrice

À confirmer