22 ans après la chute de l’URSS, le russe est encore la langue la plus présente dans les rues d’Astana, la capitale du Kazakhstan. La période soviétique est paradoxalement représentée dans la mémoire collective kazakhstanie à la fois comme une époque plus facile et comme la source des maux actuels. La première représentation réfère au discours selon lequel l’URSS a amené le développement et l’« amitié des peuples ». La deuxième fait appel à la réécriture de l’histoire durant la kazakhisation des années 1990 qui a mis de l’avant les conséquences désastreuses de la collectivisation forcée.
Cette période est le théâtre de nombreux conflits ethniques qui ont amené une part significative des populations slaves à émigrer. Plusieurs Kazakhs relatent qu’il était interdit de parler kazakh pendant la période soviétique : un souvenir déformé des politiques qui censuraient les manifestations nationalistes et du prestige associé au russe. Les échos contemporains des politiques soviétiques sont multiples : le russe est décrit comme essentiel pour réussir à l’université, c’est la langue employée de facto dans les commerces et au travail, celle qui est omniprésente dans les médias.
Depuis janvier 2022, les migrants Russes sont de plus en plus nombreux au Kazakhstan : la plupart fuient la mobilisation militaire. Un changement qui rapproche la guerre qui sévit en Ukraine du quotidien et modifie la valeur sémiotique du russe. Cette recherche se base sur un terrain ethnographique de trois mois incluant des entrevues de type récit de vie, de l’observation dans les lieux publics et une analyse du paysage linguistique. Ainsi, je trace les chaînes intertextuelles qui relient les discours métalinguistiques sur l’utilisation du russe au quotidien aux idéologies linguistiques soviétiques et nationalistes postindépendances. Je démontre que la mémoire des politiques (et de la réalité) linguistiques soviétiques continuent d’influencer la valorisation du kazakh et du russe.
L’ethnographie rétrospective est une approche novatrice (Berry, 2012, 2012 ; Boellstorff, 2012 ; Ferreira & De Almeida, 2017) qui permet d’étudier les sociétés anciennes en utilisant des concepts et des outils de l’ethnographie contemporaine (Coffey et al., 2003 ; Garfinkel & Sacks, 1970). En se basant sur des sources variées telles que les archives et les témoignages oraux, cette méthode offre une perspective unique sur les comportements, les croyances et les pratiques du passé. Cette communication présentera la démarche méthodologique de l’ethnographie rétrospective et soulignera son intérêt pour explorer les liens entre le langage, la mémoire et l’identité culturelle.
L’ethnographie rétrospective repose sur une démarche méthodologique rigoureuse qui s’appuie sur des sources variées pour reconstituer le contexte social et culturel du passé. Grâce à une approche interdisciplinaire (Darbellay, 2017 ; Genelot, 2002 ; Jaworski, 2011), cette méthodologie permet de croiser les informations issues de différentes sources pour obtenir une vision plus complète du passé. En utilisant l’ethnographie virtuelle, il devient possible d’explorer virtuellement les espaces de communication du passé et étudier les interactions linguistiques au sein de ces contextes sociaux.
Les résultats et les implications de l’ethnographie rétrospective, dans le cadre de ma thèse de doctorat, ont enrichi ma compréhension de l’histoire linguistique et culturelle du quartier Hochelaga-Maisonneuve (Bourély, Soumis, à paraître). Cette approche m’a permis de mieux comprendre comment le langage a façonné les identités culturelles du quartier au fil des années, offrant des perspectives nouvelles sur les enjeux contemporains liés au langage et à la mémoire dans le contexte de ce quartier.
Cette communication aspire à encourager un dialogue constructif sur l’utilisation de l’ethnographie rétrospective comme une méthode prometteuse pour explorer les interconnexions complexes entre langage, mémoire et identité culturelle, en s’appuyant sur mon analyse du quartier Hochelaga-Maisonneuve. Cette approche méthodologique offre une fenêtre fascinante vers le passé et constitue un outil puissant pour mieux comprendre les dynamiques sociales et culturelles d’époques révolues, tout en apportant des éclairages nouveaux sur les enjeux contemporains liés au langage et à la mémoire.
Bibliographie liminaire :
Berry, V. (2012). Ethnographie sur Internet : Rendre compte du « virtuel ». Les Sciences de l’éducation – Pour l’Ère nouvelle, 45(4), 35-58. https://doi.org/10.3917/lsdle.454.0035
Boellstorff, T. D. (2012). The politics of similitude : Global sexuality activism, ethnography, and the Western subject.
Bourély, C. (à paraître). Comment la gentrification divise à Hochelaga-Maisonneuve? In S. Beaupré & M. Martin, Langage et identité (L’Harmattan).
Bourély, C. (Soumis). Le pouvoir des mots : La toponymie et la gentrification dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve entre 2010 et 2012. 50 ans de corpus montréalais.
Coffey, A., Dicks, B., Mason, B., Renold, E., Soyinka, B., & Williams, M. (2003). Ethnography for the Digital Age. ESRC-funded research (Ref. H333250056).
Darbellay, F. (2017). « Le talent interdisciplinaire : Une capacité à penser au-delà des disciplines. Le panda, le koala et le caméléon ». TrajEthos, 6(1), 29-41.
Ferreira, S., & De Almeida, S. V. (2017). Retrospective ethnography on 20th‐century Portugal : Fieldwork encounters and its complicities. Social Anthropology/Anthropologie Sociale, 25(2), 206-220.
Garfinkel, H., & Sacks, H. (1970). On Normal Structures of Practical Action. In J. C. McKinney & E. A. Tiryakian (Éds.), Theoretical Sociology Perspectives and Developments (p. 337-366). Appleton-Century-Crofts.
Genelot, D. (2002). « De l’absolue nécessité de la pensée transversale ». In Ingénierie de l’interdisciplinarité. Un nouvel esprit scientifique. L’Harmattan.
Jaworski, A. (2011). Silence : Interdisciplinary Perspectives. Walter de Gruyter.