CONSTRUIRE la réalité

17 novembre 202213h30-15h00
 

Documentaire : remédiation de l’archive en fiction

Yann Audin (Université de Montréal)

Selon Jacques Rancière, le documentaire est une forme fictionnelle particulière; tout en maintenant une illusion de représentation de la réalité, il utilise l’archive non-fictionnelle pour tisser une narration (Rancière 2001). Les prétentions de vérité du documentaire contribuent à invisibiliser les artifices de l’intermédiation entre la captation “directe” d’images (ou autres données) d’archives et la fiction, cette dernière servant d’outil de réécriture de la réalié. Le pont produit entre plusieurs formes de représentation de l’information rappelle l’impératif de Galloway “data have no necessary visual form” (Galloway 2011), la narration formant de par sa nature des liens arbitraires entre ses éléments (Rancière 2001). Parallèlement, le documentaire produit un effondrement de la distance entre le spectateur et le narrataire : une superposition qui facilite la modification du régime de vérité du spectateur vers celui du public assumé par les documentaristes. Le but de partage d’information du documentaire est supplanté par le déploiement d’orientations politiques et par la normalisation d’un rapport à la réalité. Fonctionnellement, le documentaire produit des déplacements, d’abord chez son matériel (de l’archive à la fiction, de méthodes filmiques à outils politiques), puis chez les spectateurs (déplacements du régime de vérité, réorientation émotionnelle).

Cette présentation offre un cadre théorique pour traiter de la remédiation d’images d’archives sous une forme fictionnelle en mobilisant des principes filmiques (Hitchcock et Markle 2011), la théorie de la réception (Gibson 1950), et le concept de régime de vérité de Foucault (Lorenzini 2013). L’approche proposée souligne les dangers épistémiques de la propagande et l’importance de la lecture critique, qu’elle soit négociée ou oppositionnelle (Hall 1993). Un fragment de téléjournal est utilisé comme étude de cas pour exemplifier l’utilisation de ce cadre théorique.


Références

  • Galloway, Alexander. 2011. « Are Some Things Unrepresentable ». Theory, Culture & Society, 28 (7-8):85-102.
  • Gibson, Walker. 1950. « Authors, Speakers, Readers, and Mock Readers ». College English, 11:265-69.
  • Hall, Stuart. 1993. « Encoding, decoding ». In The Cultural Studies Reader, édité par Simon During, 90-103.
  • Hitchcock, Alfred, et Fletcher Markle. 2011. « Hitchcock Explains the Kuleshov Effect to Fletcher Markle. 1964. » https://youtu.be/96xx383lpiI.
  • Lorenzini, Daniele. 2013. « What is a « Regime of Truth »? » Foucault News. https://michel-foucault.com/2013/10/31/what-is-a-regime-of-truth-2013/.
  • Rancière, Jacques. 2001. La fable cinématographique. Seuil
 

Choix des mots & représentation(s) de la réalité : la connotation dans les discours politiques

LOcéane Smith-Médion (Université Toulouse 2 Jean-Jaurès)

Les discours sont constitués d’énoncés qui, grâce à un système de référence à la réalité, permettent de communiquer des informations et des idées, ainsi que de produire des actes de langage. Catherine Kerbrat-Orecchioni (1998) compare ces énoncés à un feuilleté, métaphore qui lui permet de mettre en évidence la notion de couches superposées : celle en surface nous cache les strates inférieures et il nous appartient de décortiquer cet énoncé de départ pour en révéler les couches dissimulées. Il importe ainsi, lors d’analyses de discours, de comprendre ce qui est déclaré mais également ce qui n’est pas explicitement dit tout en étant implicitement transmis.

La connotation se place en marge des outils implicites. En effet, selon Kerbrat-Orecchioni, dans « la dénotation, le sens est posé explicitement, de manière irréfutable; son décodage est général » alors que le sens connotatif, lui, est « suggéré » et « son décodage est plus aléatoire » (1977 : 17). Un objet fait de papier avec une couverture et avec du contenu (iconographique ou textuel) peut être appelé « livre », « ouvrage » ou « bouquin ». Bien que renvoyant à une réalité unique (dénotation commune aux trois termes), les trois mots portent un sens connotatif différent (registre et contexte). Constituée par ce qui est ajouté à l’énoncé, adjoint à ce qui est posé, la connotation permet de transmettre une information périphérique au message sans la mentionner explicitement. En choisissant un mot plutôt qu’un autre pour parler d’un référent identique, le locuteur décide de l’angle sous lequel la réalité est présentée. La maîtrise de ces outils permet donc à l’orateur de transmettre des informations de façon oblique ou dissimulée. Cette communication s’attachera à analyser certains termes utilisés par les candidats aux élections présidentielles américaines de 2004, 2008 et 2016 lors de leurs allocutions et des débats officiels. Il s’agira d’analyser cette parole politique et ces sens encodés dans un objectif politique : favoriser l’élection du nouveau président.


Bibliographie

  • Austin, John L. How to Do Things with Words. Harvard University Press, 1962.
  • Bonnefille, Stéphanie. « Confrontational rhetoric: President Trump goes off-script on the Green New Deal. » Études de stylistique anglaise, no. 15, 2019.
  • Kerbrat-Orecchioni, Catherine. La connotation. Presses Universitaires de Lyon, 1977.
    —. L’implicite. Presses Universitaires de Lyon, 1998.
  • Pennec, Blandine. « Stratégies discursives implicites et manipulation. » Parole et pouvoir 2, Presses Universitaires de Rennes, 2005, pp. 101-117.
  • Viktorovitch, Clément. Le Pouvoir rhétorique : Apprendre à convaincre et à décrypter les discours. Seuil, 2021.
  • Corpus: American Presidency Project – https://www.presidency.ucsb.edu
 

Reading and shaping realities through literature: an antiracist approach in the L2 classroom

Erika Coachman (Federal University of Rio de Janeiro) et Izabelle Fernandes (Federal University of Rio de Janeiro)

Language and Literature are double-edged swords: not only do they reiterate beliefs and ideologies, but they might also help destabilize enduring prejudices and preconceptions, actively shaping the reality we live in (Volóchinov, 1929). When it comes to the teaching of English as an Additional Language worldwide, research has been pinpointing a long alignment to colonial perspectives. Time and again, global coursebooks and academic programs which pose as innocuous have been presenting varieties from the North as assets or “commodities” to be mimicked by “non-native speakers » for the sake of financial leverage (Kumaravadivelu, 2016; Gray, 2013; Flores and Rosa, 2015). Given such issues, this presentation will outline a project constructed to provide a decolonial approach (Mignolo, 2010; Jansen, 2017) to the teaching of peripheral and canonical literary productions, concurrently. By means of emancipatory (Freire, 1996), transgressive (Pennycook, 2006; hooks, 2013), and INdisiplinary (Moita-Lopes, 2006) approaches to Applied Linguistics, a set of didactic materials were designed to promote critical dialogues in groups of 7th graders enrolled at a public school in Rio de Janeiro, Brazil. Students were invited, for instance, to reflect upon racial and social implications in adaptations of Shakespeare’s Othello and in a book entitled From my window, written by Otávio Júnior (an award-winning Brazilian writer and theatrical producer). The data, investigated through a “Dialogical Discourse Analysis” (Brait, 2006) of auto-ethnographical basis (Adams, Jones, Ellis, 2014), have indicated that the texts selected are permeated by social voices (Bakhtin, 1981) which might be either questioned or bolstered, ultimately contributing to more equitable educational environments.


References

  • Adams, E.T.; Jones, S, H.; Ellis, C. (2015) Autoethnography: understanding qualitative research. Oxford University Press.
  • Bakhtin, M. (1981). Discourse in the Novel. In M. Holquist (Ed.) The dialogic imagination: Four essays by M. M. Bakhtin. University of Texas Press.
  • Flores, N.; Rosa, J. (2015) “Undoing Appropriateness: Raciolinguistic Ideologies and Language Diversity in Education”. Harvard Educational Review. v. 85, n. 2, pp.149-171.
  • Freire, P. (1996) Pedagogia da autonomia: saberes necessários à prática educativa. Paz e Terra.
  • Gray, J. (2013) Critical Perspectives on Language Teaching Materials. Palgrave Macmillan.
  • Hooks, b. (2013) Ensinando a Transgredir: A Educação como Prática da Liberdade. Martins Fontes (Original work published 1994.
  • Jansen, J. (2017) As by Fire: The End of the South African University. Tafelberg,
  • Kumaravadivelu, B. (2016) The Decolonial Option in English Teaching: Can the Subaltern Act? Tesol Quarterly, 50 (1), 66-85. doi: 10.1002/tesq.202
  • Mignolo, W. (2010). Delinking: The rhetoric of modernity, the logic of coloniality and the grammar of decoloniality. In W. Mignolo & Escobar (Eds.), Globalization and the decolonial option (pp. 306-368). New York: Routledge.
  • Moita Lopes, L. P. (2006). Linguística Aplicada e vida contemporânea: problematização dos construtos que têm orientado a pesquisa. In: L. P. Moita Lopes. Por uma linguística aplicada indisciplinar. Parábola Editorial.
  • Pennycook, A. (2006) Uma lingüística aplicada transgressiva. In: L. P. Moita Lopes. Por uma linguística aplicada indisciplinar. Parábola Editorial.
  • Volóchinov, V. (2017). Marxismo e filosofia da linguagem: problemas fundamentais do método sociológico na ciência da linguagem. Editora 34 (Original work published 1929).
 

Le social, une réalité construite par les actes de langage

Ryder Gillespie (Université de Montréal)

Cette communication abordera la question du rapport entre langage et réalité sous l’angle de la sociologie. Plus précisément, elle posera le problème de ce que l’on appelle une ontologie du social, c’est-à-dire de la formulation langagière de l’existence d’une réalité sociale (Berthelot, 1990; Lahire, 2021; Nef & Berlioz, 2021).

Plusieurs théories ont été avancées afin de répondre à ce problème, mais en cherchant – à l’image d’une théorie de l’action (Bourdieu, 1979, 1980) – moins à expliquer qu’à justifier philosophiquement et politiquement cette existence, elles n’ont pas su fournir une réponse scientifique satisfaisante. Aujourd’hui encore, le « social » relève plus d’une construction langagière caractérisant un rapport subjectif à la réalité, que d’une réalité objective en soi.

En adoptant une approche réaliste et en m’appuyant sur des résultats issus de recherches en sciences cognitives (Reboul, 2007; Kemerer, 2015) je défendrai l’idée qu’une conception objectiviste de la réalité sociale est possible et qu’elle peut nous aider à sortir d’un certain nombre de débats – à l’image du constructivisme social (Berger & Luckmann, 1966/2018; Searle, 1998). Cette proposition nous conduira toutefois à un paradoxe : la formulation de la réalité est la réalité à formuler.

Afin de le dénouer, j’aborderai le problème posé par l’existence d’un pouvoir du langage. Car depuis la conception aristotélicienne de l’homme comme animal politique, aux réflexions sur la performativité du langage (Austin, 1962/2002; Denis, 2006; Vayre, 2014), cette idée, qui est au cœur de la réalité sociale (Goody, 2007; Boutet, 2010; Butler, 1997/2017; Viktorovitch, 2021), pose des questions similaires : Peut-on saisir son existence? Quel rapport à la réalité? Comment l’expliquer?

Cette communication cherchera ainsi à montrer que la question d’une ontologie du social peut être résolue à la lumière de celle du pouvoir du langage, en faisant du langage la réalité spécifique des interactions dites sociales.


Bibliographie

  • Austin, J. L. (2002 [1962]). Quand dire, c’est faire. Éditions du Seuil.
  • Berger, P. L., & Luckmann, T. (2018 [1966]). La construction sociale de la réalité. Armand Colin.
  • Berthelot, J.-M. (1990). L’intelligence du social : Le pluralisme explicatif en sociologie (1re éd..). Presses universitaires de France.
  • Bourdieu, P. (1979). La distinction : Critique sociale du jugement. Éditions de Minuit.
  • Bourdieu, P. (1980). Le sens pratique. Éditions de Minuit.
  • Boutet, J. (2010). Le pouvoir des mots. La Dispute.
  • Butler, J. (2017 [1997]). Le pouvoir des mots : Discours de haine et politique du performatif (C. Nordmann, Trad.; 3e éd.). Éditions Amsterdam.
  • Denis, J. (2006). Préface : Les nouveaux visages de la performativité. Études de communication. langages, information, médiations, 29, 8-24.
  • Goody, J. (2007). Pouvoirs et savoirs de l’écrit. La Dispute.
  • Kemmerer, D. L. (2015). Cognitive neuroscience of language. Psychology Press. http://public.ebookcentral.proquest.com/choice/publicfullrecord.aspx?p=1864864
  • Lahire, B. (2021). Manifeste pour la science sociale. AOC Media, 4.
  • Nef, F., & Berlioz, S. (2021). La nature du social : De quoi le social est-il fait? Le Bord de l’eau.
  • Reboul, A. (2007). Langage et cognition humaine. Presses Universitaires de Grenoble.
  • Searle, J. R. (1998). La construction de la réalité sociale. Gallimard.
  • Vayre, J.-S. (2014). De la performativité à la pertinence des mots et des choses. Sociologie et sciences du langage : quel dialogue, quelles interactions?, 1-18. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00979125
  • Viktorovitch, C. (2021). Le pouvoir rhétorique : Apprendre à convaincre et à décrypter les discours. Le Seuil.

Modératrice

À confirmer