Ces dernières années, plus que jamais, nous assistons à une omniprésente dissociation entre la parole et le corps humain, autrefois indispensable pour la véhiculer. Dans certains contextes, cette construction de chair et d’os est pourtant loin de servir de simple instrument.
Amené à être physiquement présent dans l’espace interactionnel, l’interprète travaillant dans les institutions publiques telles que les hôpitaux, les corps de police ou les tribunaux met, consciemment ou non, son corps au service de la communication. Sa position symbolique dans la dynamique triangulaire est ainsi redéfinie par son positionnement parmi les autres corps parlants. Le rôle qu’il assume dans l’interaction est inévitablement filtré par sa présence. À chaque nouvelle rencontre, sa corporéité est mise à l’épreuve à travers des rapprochements avec des traits physiques d’autres interactants. L’absence de signe distinctifs, tels qu’un code vestimentaire particulier ou un badge professionnel, encourage l’attention de celui qui l’écoute à se porter sur des signes d’ordre personnel. Contrairement à un médecin ou à un juge, dont la blouse ou la toge constituent un outil d’identification et de dépersonnalisation en même temps, l’interprète occupe une fonction qui n’est pas reconnue de façon égale par chacun des membres de la situation communicationnelle. Non assimilé à une fonction sociale, il reste avant tout une personne dont on entend la voix, dont on perçoit les gestes, dont on suit le regard… dont l’ethos et tous ces paramètres sont autant d’éléments d’influence, du sens et de la communication.
Quelles sont les conséquences sociopsychologiques de la présence et de l’ethos de l’interprète dans l’espace interactionnel partagé en service public ? Quel est l’impact de la proximité physique sur la dynamique communicationnelle du dialogue à trois ? La visibilité des gestes et d’autres productions non-verbales des interactants permet-elle de transformer l’espace institutionnel, divisé par une invisible barrière linguistique, en espace de partage ?
Appuyée sur des données hétérogènes provenant d’un questionnaire sociolinguistique (60 interprètes professionnels, 43 langues de travail), d’interviews individuels (12 répondants) et d’un corpus multimodal (13 000 secondes d’enregistrements vidéo annotées dans ELAN), notre recherche se propose d’analyser une problématique émergeante et interdisciplinaire qu’est l’impact de la présence de l’interprète sur les mécanismes multimodaux de construction du sens dans les interactions en service public.
Bibliographie
Angelelli, C. V. (2019). Healthcare Interpreting Explained. Oxon/New York: Routledge.
Azaoui, B., & Tellier, M. (2020). « Comment le corps coconstruit les discours et le sens ». Travaux interdisciplinaires sur la parole et le langage, n° 36, <http://journals.openedition.org/tipa/4106>.
Ferré, G. (2019). Analyse de discours multimodale. Gestualité et prosodie en discours. Grenoble: UGA Éditions.
Navarro, E., & Benayoun, J.-M. (2016). « Interprétation-médiation: Une étude pragmatique de la désignation d’un nouveau métier ». Dans P. M. Phillips-Batoma, & F. Xiangyun Zhang, Translation As Innovation. Bridging the Sciences and the Humanities. Victoria (Texas): Dalkey Archive Press, p. 169-186.
Pöchhacker, F. (2020). « « Going video »: Mediality and multimodality in interpreting ». Dans H. Salaets, & G. Brône, Linking up with Video: Perspectives on interpreting practice and research. Amsterdam/Philadelphia: John Benjamins Publishing Company, p. 13-46.
Mots-clés : analyse de discours multimodale, ethos, construction multimodale du sens, gestualité, interprétation en service public
Les personnes atteintes de troubles neurocognitifs (PATNC) vivent une perte d’autonomie et sont accompagnées au quotidien par des aidants professionnels et/ou personnels. Les troubles neurocognitifs se caractérisent par des troubles progressifs de la communication, une diminution des échanges conduisant à l’isolement des PATNC et de leurs aidants. Ces derniers connaissent également un stress et un fardeau croissant, les rendant particulièrement sensibles à l’épuisement professionnel. Cela a des effets négatifs sur la qualité de vie de chacun.
Cette étude s’intéresse à COMPAs, une application sur tablette numérique qui vise à soutenir la communication entre une PATNC et son aidant. L’application s’appuie sur les échanges d’émotions positives suscitées par du contenu personnalisé ayant une forte valeur émotionnelle. Les interactions sollicitent les notions de communication émotionnelle et non verbale, qui ont l’avantage d’être préservées jusqu’au stade avancé des troubles neurocognitifs. L’objectif est de valider l’utilisation de COMPAs en centre hospitalier de soins de longue durée (CHSLD), auprès des PATNC et des aidants professionnels.
Pour cela, COMPAs a été utilisée par 24 aidants professionnels auprès de 17 PATNC en CHSLD, au Québec et en France, pendant 8 semaines. Les effets sur la qualité de la communication et la qualité de vie de chacun, ainsi que le fardeau des aidants professionnels ont été mesurés avec des questionnaires et des entrevues semi-dirigées. Les résultats sont issus des analyses quantitatives et qualitatives.
Ainsi, les analyses démontrent une amélioration de la communication grâce à une meilleure prise en compte par les aidants des aspects non verbaux et émotionnels et une approche plus empathique dans la relation de soins. De plus, il est constaté une amélioration de la qualité de vie des PATNC et des aidants et une diminution du fardeau vécu par ces derniers.
Enfin, les résultats ont permis le déploiement de COMPAs au sein de plusieurs CHSLD pendant la première vague de la pandémie, à la fois pour soutenir la relation entre les PATNC et les aidants professionnels, mais aussi pour garder le lien avec les proches à distance, en jumelant COMPAs avec une application de visioconférence. De plus, les résultats obtenus avec COMPAs et son utilisation pendant la pandémie ont fourni le rationnel pour la création d’une plateforme FCI-COVID qui vise à développer du matériel audiovisuel pour les PATNC afin de combattre l’isolement social et de diminuer le fardeau des aidants. L’intelligence artificielle permettra d’identifier les meilleurs profils pour améliorer la communication et diminuer les troubles du comportement.
Ces projets visent à créer de nouveaux espaces d’interactions grâce aux nouvelles technologies pour diminuer les barrières dans la communication, mais également pour maintenir les échanges à distance lorsque le contexte l’impose.
La langue des signes française tactile (LSFT) est utilisée par les personnes sourdaveugles pour communiquer (Schwarz, 2009). Elle peut être considérée comme une variation de la langue des signes française visuelle car adaptée à la modalité tactile : l’espace utilisé est réduit pour suivre les contraintes articulaires des locuteurs (Willoughby, 2018). En effet, la LSFT se pratiquant mains dans les mains, il n’est plus possible d’utiliser la totalité de l’espace de la LSF : d’un cadre qui va de légèrement au dessus de la tête à la taille et de presque la longueur d’un bras sur la gauche et sur la droite du locuteur, la LSFT en vient à utiliser un cadre qui va du front à la moitié de la poitrine, et d’une largeur légèrement plus importante que celle des épaules. L’utilisation de cet espace plus réduit oblige à utiliser davantage de changements d’espace dans la signation, à repréciser plus régulièrement les différents éléments placés, à préciser les items de l’environnement qu’on aurait pu pointer dans la modalité visuelle (Gabarro-Lopez, 2020).
C’est un espace de communication physiquement partagé. En effet, il est utilisé concrètement par les deux locuteurs en communication : à la différence des locuteurs de LSF visuelle qui vont reprendre dans leur espace les items placés dans l’espace de l’autre, les locuteurs en LSFT vont pouvoir utiliser les références de l’espace commun directement dans leur espace. De plus, il va y avoir des contacts physiques de celui qui écoute dans l’espace de celui qui s’exprime : puisque ses mains sont sur celles du locuteur, il va alors parfois être amené à toucher le corps de l’autre, lors de la réalisation des signes où il y a contact avec une partie du corps.
Pour les personnes sourdaveugles, l’espace de communication est également sociétal : le tactile assure le lien physique avec une représentation dans l’espace de l’environnement, mais également un lien communicationnel en permettant la mise en relation avec autrui. Au delà de cet espace, pas de lien physique ni communicationnel possible.
Nous souhaiterions aborder, sous la forme d’un état des lieux, les différentes natures de l’espace dans la communication en LSFT, pour amener à réfléchir sur la situation actuelle des possibilités d’espaces des personnes sourdaveugles (Dalle-Nazébi, 2020) en France et les enjeux de recherche liés à ces espaces.
Bibliographie
Sandrine Schwartz. 2009. Stratégies de synchronisation interactionnelle – alternance conversationnelle et rétroaction en cours de discours – chez les locuteurs sourdaveugles
pratiquant la langue des signes française tactile. Thèse.
Willoughby, L. J. V., Iwasaki, S., Bartlett, M. J., & Manns, H. J. (2018). Tactile sign languages. In J- O. Östman, & J. Verschueren (Eds.), Handbook of Pragmatics: 21st Annual Installment (pp. 239- 258). John Benjamins Publishing Company.
Gabarró-López S and Mesch J (2020) Conveying Environmental Information to Deafblind People: A Study of Tactile Sign Language Interpreting. Front. Educ. 5:157. doi: 10.3389/feduc.2020.00157
Dalle-Nazébi S., Granier A.L, Kerbourc’h S., 2020, « Une approche sociologique des parcours et quotidien de personnes sourdaveugles », Réseau francophone en Déficience Sensorielle et du Langage (RFDSL), 14 octobre 2020, Webinaire.
Mot-clés
langue des signes française tactile, accessibilité