Lieux et traduction

18 novembre 202110:45 - 12:05Sur Zoom

Langage et espace architectural : La configuration du projet par les mots de l’architecte

Lucie Palombi, Université de Montréal

Le rôle des professionnels en architecture est de concevoir des espaces et des édifices en fonction d’une commande. Pourtant, certains d’entre eux ont un rapport privilégié au langage écrit. Plusieurs architectes investissent l’espace de la littérature pour parler de leurs projets. Certains vont même jusqu’à publier des nouvelles qui se déroulent dans leurs bâtiments en chantier. Pourquoi ces architectes choisissent-ils d’aborder l’architecture par l’écriture de fiction ? Dans cette présentation, nous comparons l’approche de deux architectes vis-à-vis du langage. D’un côté, nous analysons la démarche de Sergio Morales, architecte québécois et auteur de nombreux textes de concours en architecture, qui fait « habiter » l’espace de ses projets par des personnages de fiction. Nous prenons comme exemple son discours pour le concours du Planétarium de Montréal en 2008. De l’autre, nous analysons la démarche de Pierre Blondel, architecte belge et auteur de deux ouvrages de fiction : L.M.S. et autres nouvelles (Éditions Fourre-Tout, 2011) et Professeur Toumani Inc. (Éditions Ercée, 2019). Nous prenons comme exemple son discours pour le concours du Musée de la Littérature de Bruxelles, en 2005. En nous appuyant sur la théorie du projet de Jean-Pierre Boutinet et sur les nombreuses études qui portent sur le rôle de l’écriture en architecture, nous présenterons une liste de raisons qui poussent les architectes à recourir aux mots plutôt qu’aux images. Nous verrons que si les concepteurs écrivent des fictions sur l’espace architectural, c’est parce que le projet est par essence une pure anticipation. Nous montrerons que chez Sergio Morales, les mots sont un véritable outil de conception. Intrinsèque à l’exercice de l’architecture, le langage est opératoire, producteur et performatif, selon la formule de John Austin. Nous parlerons alors d’une écriture du projet. Chez Pierre Blondel, les mots sont plus indépendants, voire parallèles à l’exercice du projet. La formation du langage ne suit pas la même temporalité que le projet en train de se tisser. L’écriture constitue une échappatoire, une prise de recul. On parlera alors de l’écriture comme projet. Nous ouvrirons notre communication par le questionnement suivant : le rapport entre langage écrit et espace architectural relève-t-il de la juxtaposition ou de la collision ? L’écriture est-elle une fonction de l’architecte, ou bien une activité secondaire ?


Bibliographie

  • Barthes, Roland. Essais critiques (Paris: Éditions du Seuil, 1964)
  • Boutinet, Jean-Pierre. Anthropologie du projet (Paris: Presses Universitaires de France, 2005).
  • Forty, Adrian. Words and Buildings. A Vocabulary of Modern Architecture (Londres: Thames and Hudson, 2000).
  • Perec, Georges. Espèces d’espaces (Paris: Galilée, 1974).
  • Rubio, Emmanuel et Yannis Tsiomis. L’architecte à la plume (Paris: Éditions de la Villette, 2019).

La traduction de l'espace : Lire la ville en traduction

Giuseppe Sofo, Université Ca' Foscari Venise

Le travail de Sherry Simon sur la traduction a élargi les horizons de la traductologie. Sa définition de la traduction comme « écriture inspirée par la rencontre d’autres langues, incluant les effets d’une interférence créative » (Simon 2008, 40) nous a permis d’identifier des formes d’écriture qui n’étaient pas encore considérées comme des traductions. Cette perspective nous permet également d’étudier la traduction en tant que forme de citoyenneté inspirée par la rencontre d’autres langues. Dans ses ouvrages consacrés à la ville et à la traduction, et surtout dans les passages concernant Montréal, Simon nous encourage à voir la traduction et la rencontre entre des langues différentes comme des forces actives dans la transformation des villes que nous habitons.

Ce que je propose, c’est une extension de son approche de la ville en tant qu’espace de traduction physique et métaphorique, en passant du concept de « ville double », qui nous parle de deux langues et de deux cultures qui se confrontent à l’intérieur d’un espace, à une vision plus ample du concept de ville « en traduction ». Une étude de trois villes – Venise, L’Aquila, Rome – à travers le prisme de la traduction nous permettra une expansion du champ de recherche qui nous invitera à étudier les possibilités de « traduction » et de transformation offertes par l’écoute de la ville et de ses voix. Cela nous permettra de découvrir la centralité de ces zones de contact dans la construction des espaces linguistiques et culturels des villes contemporaines, traductionnelles ou post-traductionnelles.


Bibliographie

Cronin, Michael. 2000. Across the Lines : Travel, Language, Translation. Cork : Cork University Press.

Gaffuri, Luigi. 2018. Racconto del territorio africano. Letterature per una geografia, Milano : Lupetti.

Settis, Salvatore. 2014. Se Venezia muore. Torino : Einaudi.

Simon, Sherry. 2013. Villes en traduction : Calcutta, Trieste, Barcelone et Montréal. Traduit par Pierrot Lambert. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal.


Mot-clés:

traduction, ville, espace, langue(s)

D’un continent à l’autre : le rôle discret d’Invitation to Sociology et de ses traductions dans la circulation internationale de la Historische Soziologie

Anne-Marie Gagné, Université de Montréal

Le rôle de la traduction dans la circulation internationale des savoirs en sciences sociales fait généralement consensus. Cependant, même si les manuels universitaires de ces disciplines possèdent un pouvoir de diffusion important et atteignent parfois des lectorats massifs, la traduction de ces ouvrages n’a suscité que très peu d’intérêt. Le faible statut symbolique de ces objets-textes leur a souvent même valu d’être écartés de la « vraie » production disciplinaire, les savoirs qu’ils portent étant considérés comme qualitativement distincts. Or, l’objet de notre étude de cas, Invitation to Sociology : A Humanistic discipline de Peter L. Berger (1963) propose une sociologie avant-gardiste qui découle en partie de la Historische Soziologie, un des courants principaux de la sociologie de la république de Weimar, qui s’éteindra ensuite sous le régime nazi (Steinmetz 2007). À l’époque de la première publication de ce manuel aux États-Unis, la sociologie positiviste domine le paysage disciplinaire de cette région, et la sociologie historique est très marginale. Pourtant, l’invitation de Berger sera lue par des millions d’étudiants au fil des décennies. En plus de présenter aux novices l’ébauche d’un cadre constructiviste, ce manuel a rendu accessible une vision historicisée et humaniste de la sociologie, qui représente un prolongement de la Historische Soziologie. Un travail important — mais méconnu — de traduction, réalisé par un ensemble d’intellectuels allemands et autrichiens exilés aux États-Unis pendant la Deuxième Guerre mondiale (qui comprend l’auteur, de même certains de ses professeurs de la New School for Social Research et Thomas Luckmann, son ami et collaborateur) sous-tend l’écriture de ce manuel, maintenant considéré classique. En retour, les traductions du manuel ont permis à ce prolongement de la sociologie historique allemande de voyager dans d’autres espaces. L’étude en cours cherche à reconstruire une sociohistoire d’Invitation to Sociology et de ses traductions en espagnol (1967) et en français (1973 et 2006), d’un point de vue traductologique. Elle est ancrée dans un cadre à la fois bourdieusien et latourien et emprunte des outils de l’analyse critique du discours faircloudienne. Notre démarche s’appuie sur quatre sources de données : l’ouvrage et ses traductions, la documentation publiée, des documents d’archives et des entretiens semi-dirigés. Bien que le travail plus large porte sur de multiples dimensions des trajectoires d’Invitation to Sociology et de ses traductions, la présente communication examinera plus précisément leur rôle méconnu dans la circulation internationale de la Historische Soziologie.


Bibliographie

Berger, Peter L. 1963. Invitation to Sociology. A Humanistic Perspective. Garden City : Anchor Books-Doubleday.

Berger, Peter L.; trad. Sara Galofre Llanos. 1967. Introducción a la sociología: una perspectiva humanística. Mexico : Limusa-Wiley.).

Berger, Peter L.; trad. Joseph Feisthauer. 1973. Comprendre la sociologie. Son rôle dans la société moderne. Paris : Resma.

Berger, Peter L.; trad. Christine Merllié-Young; rev. Dominique Merllié. 2006. Invitation à la sociologie. La Découverte : Paris.

Steinmetz, George. 2007. « The Historical Sociology of Historical Sociology. Germany and the United States in the twentieth century », Sociologica, 3, 1-28.


Mots-clés

traductologie, sociologie de la traduction, manuel universitaire, histoire de la sociologie, sociologie historique

Traduire l’hétérolinguisme dans « La Pierre qui pousse » d’Albert Camus

Pauline Martos, Université Toulouse 2 Jean Jaurès

« La Pierre qui pousse » se démarque des autres nouvelles du recueil L’Exil et le Royaume publié en 1957 en ceci qu’elle prend place au Brésil, espace lusophone, alors que les autres nouvelles se déroulent dans des espaces francophones. D’Arrast, français, se rend à Iguape pour construire une digue. Il sympathise avec deux indigènes, son chauffeur Socrate et le chef cuisinier d’un navire miraculeusement rescapé d’un naufrage. La communication n’est possible que grâce aux deux autochtones qui s’expriment en français, s’exilant dans une langue qui n’est pas la leur, pour mieux accueillir l’étranger exilé dans un pays qui n’est pas le sien. En tant que locuteurs non-natifs, les deux hommes s’écartent régulièrement de la norme linguistique, laissant transparaître dans leur discours des vestiges de leur langue maternelle, le portugais. Se pose alors la question de la traduction de ces manifestations de la diversité linguistique. Rainier Grutman envisage ces échos de différentes langues dans une autre comme de l’hétérolinguisme et indique que « les multiples combinaisons et compromis de langues qui résultent de leur co-présence dans l’espace textuel présentent un défi considérable pour les traducteurs » (Grutman, 2012, 49). On en veut pour preuve l’exemple de Socrate qui s’adresse à celui qu’il appelle « Monsieur d’Arrast » en persistant à le tutoyer. Ce contraste ne peut être que très difficilement rendu en langue anglaise puisque le vouvoiement n’existe pas.

Aux États-Unis, le recueil a été traduit une première fois en 1958 par Justin O’Brien, puis une deuxième fois par Carol Cosman en 2006. C’est sur ces traductions que nous nous baserons pour mener notre étude sur la préservation de l’hétérolinguisme au sens où l’entend Grutman. Nous commencerons par voir en quoi, dans le texte original, la langue portugaise est inscrite en filigrane dans les paroles des personnages indigènes, à travers des effets de calque. Ce n’est qu’alors qu’il sera possible d’étudier l’efficacité des stratégies mises en place par le traducteur et la retraductrice pour rendre la présence de la langue portugaise dans la traduction en langue anglaise.


Bibliographie

CAMUS, Albert, L’Exil et le Royaume, dans Albert Camus : théâtre, récits, nouvelles, Paris, Gallimard, 1962.

The Plague, the Fall, Exile and the Kingdom, and Selected Essays, trad. Justin O’Brien, New York, Knopf, 2004.

Exile and the Kingdom, trad. Carol Cosman, New-York, Knopf, 2006.

GRUTMAN, Rainier, « Traduire l’hétérolinguisme : questions conceptuelles et textuelles », Autour d’Olive Senior : hétérolinguisme et traduction, Marie-Annick Montout (dir.), Angers, Presses de l’Université d’Angers, 2012, p. 49-81.

Modératrice

À confirmer