Langage et histoire

9 novembre 202310h45-12h00C-3061 pav. Lionel-Groulx, Université de Montréa
 

« Voilà donc comment ils reviennent » : Lieu, récit et mémoire dans Les émigrants de Sebald

Anna Chumbe (Université de Montréal)

Dans son ouvrage Lieux de Mémoire, publié entre 1984 et 1992, le théoricien Pierre Nora utilise le terme « lieux de mémoire » pour désigner les lieux matériels, fonctionnels et symboliques qui servent de contenants officiels et institutionnalisés à la mémoire. Il utilise ce terme en relation avec la mémoire collective, comme celle d’une nation ou d’un peuple ; cependant, selon sa définition, ce concept peut également s’appliquer aux lieux que les gens visitent en raison de leur importance en termes de mémoire personnelle, c’est-à-dire des souvenirs qui ne font pas partie d’un récit national ou collectif. Cet article propose une explication du lien entre la mémoire et le lieu et explore la possibilité de lieux de mémoire personnels.

Cette étude s’appuiera sur le roman Les émigrants, publié en 1992 par l’auteur allemand W.G. Sebald, qui, avec sa traduction de l’allemand à l’anglais en 1996, s’est imposé comme un écrivain de renommée mondiale. Le roman, qui raconte la vie de quatre émigrants dont les histoires ne sont liées que par leur narrateur, contient les thèmes typiquement sebaldiens de l’exil, de la mémoire, de l’identité et du lieu. Mais ce qui nous intéresse particulièrement, c’est le lien particulier qui existe entre le lieu et le récit : le narrateur ne peut conclure le récit de la vie de ses sujets qu’en visitant ou en retournant dans certains lieux liés à leur passé personnel.

Nous examinerons comment les lieux liés aux souvenirs personnels dans le roman, ainsi que l’expérience du narrateur dans ces lieux, s’inscrivent dans le cadre du sens collectif des lieux de mémoire de Nora. Ainsi, en examinant le lien entre les lieux, le récit et la mémoire, nous parviendrons à une conclusion sur la place de la mémoire personnelle dans le contexte de la mémoire collective, et nous essaierons de comprendre pourquoi nous visitons ou retournons dans des lieux de mémoire.


La guerre russo-japonaise : la réinvention d’une mémoire par la culture populaire japonaise

Gabriel Blain (CETASE, Université de Montréal)

La littérature scientifique sur la mémoire collective japonaise porte en grande partie sur l’influence de la Deuxième Guerre mondiale. Or, il existe de nombreuses mémoires qui ont formé celle-ci, elles constituent tout autant l’histoire du Japon moderne que la dernière guerre mondiale. L’une de ces mémoires constitutives est celle de la guerre russo japonaise (1904-1905), qui est aujourd’hui majoritairement tombée dans l’oubli, sauf pour certains groupes de la droite nationaliste japonaise qui l’instrumentalisent dans leur vision de l’histoire.

Cet oubli de la guerre russo-japonaise s’accompagne de la montée d’une mémoire inventée par le contenu (éléments présents sur des plateformes multiples, par exemple un manga devenant un anime) qui constitue la culture populaire japonaise. Celle-ci engendre notamment un tourisme de contenu, entre autres, dans les lieux de mémoires de la guerre russo-japonaise, ce qui construit, selon Sugawa-Shimada, une réalité alternative où ces lieux accueillent désormais une mémoire fictive liée à des représentations 2D de la culture populaire. Cette situation, alimentée par l’utilisation intensive des réseaux sociaux, mène à la combinaison des réalités pour former un monde en 2,5 D (combinant contenu et réalité physique), monde dans lequel une mémoire oubliée est remplacée par une autre qui est culturelle et fictive, particulièrement active sur les réseaux sociaux comme X (Twitter).

Plusieurs sources existent pour analyser historiquement ce phénomène de remplacement de la mémoire historique par une mémoire fictive. L’analyse de sources nativement numériques (éléments créés dans la structure numérique, comme des blogues ou des réseaux sociaux) permet de réaliser une histoire sociale des communautés de contenus entreprenant du tourisme de contenu. Les traces numériques de ces communautés forment les sources originales de la recherche. L’analyse de ces sources, de 2010 à nos jours, permet de comprendre comment la mémoire d’une guerre a été remplacée par une culture populaire à l’ère du numérique.


Métamorphose du chinois classique dans le tourbillon des langues au Vietnam colonial français

Griffin Cahill (York University)

Dans un travail récent, Ross King a proposé le terme suivant : zone cosmopolite sino-graphique (sinographic cosmopolis) en référence à la région traditionnelle de l’Asie orientale qui était unie en raison du partage d’une même langue écrite, le chinois classique. Cette zone a connu de profonds bouleversements au tournant du XXe siècle dans un contexte international complexe. Notamment, le chinois classique en tant que langue écrite importante de ces régions a subi des changements à tous niveaux.

Le chinois classique a été introduit au Vietnam au VIIIe siècle. En tant que représentant essentiel de la zone cosmopolite sino-graphique, le Vietnam, au tournant du XXe siècle, se trouvait dans un tourbillon multilinguistique du fait de la colonisation française. Ce contexte linguistique a-t-il amené une métamorphose du chinois classique au Vietnam?

Dans cette communication, je vais essayer de cerner le lien de cause à effet entre le contexte multilinguistique et les changements du chinois classique du point de vue de la sociolinguistique et de la linguistique historique. (1) Dans le contexte de la triglossie, la présence du chinois classique était condamnée à s’affaiblir en raison de la promotion du français menée par les autorités indochinoises et de la langue vernaculaire menée par les Vietnamiens. (2) Dans un contexte ayant pour trait principal le colinguisme, le chinois classique comme langue écrite coexistait avec d’autres langues écrites. Cela a entraîné le phénomène d’entrecroisement des langues écrites (written language intertwining) dans le domaine scolaire et littéraire. (3) Le chinois classique était intégré dans un réseau complexe de contact linguistique, ce qui a conduit au changement appelé 白话化 (Bái huà huà, [Tendance à inclure des éléments de la langue vernaculaire]).


Une crise de témoignage au procès Eichmann : le cas de Yehiel Dinour

Isabel Mikela Cout (Université de Montréal)

Le procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961 s’est appuyé presque exclusivement sur des témoignages de survivant.e.s, malgré une plus ample facilité à prouver sa culpabilité par des preuves documentaires, du fait de son poste d’administrateur. Les témoignages avaient cependant un rôle central en dehors d’une application de la justice: celui de rassembler et de présenter, dans un lieu public, les récits des survivant.e.s juif.ve.s de la Shoah. Le procès était diffusé dans le monde entier. En plus de réaliser une souveraineté nationale juive en jugeant Eichmann dans une cour juive, le procès avait pour objectif la fondation d’un nouveau récit historique de l’Holocauste, structuré par les mots des survivant.e.s eux-mêmes.

En présentant des témoignages de survivant.e.s dans un lieu consacré à légitimer ces expériences de souffrance, le procès visait aussi la production d’un effet cathartique ou thérapeutique auprès du public juif. Il marquait un lieu de rencontre entre deux discours hétérogènes dont les conventions étaient incompatibles : un discours juridique visant à appliquer la justice, et un discours thérapeutique visant à produire une expérience émotionnellement cathartique. Ainsi, le témoin se trouvait au centre de ces deux discours impliquant chacun des exigences différentes pour son témoignage.

En prenant le témoignage de Yehiel Dinour comme étude de cas, j’aborde les questions suivantes dans mon analyse du procès : Dans la rencontre entre l’intention d’appliquer la justice, et le désir d’animer une expérience émotionnelle soulageante et cathartique pour le public juif, où se trouve le témoin? Dans le procès d’Eichmann, est-ce que le témoignage juridique a offert au témoin traumatisé la possibilité de réclamer sa propre agentivité à travers le récit? Quels risques prend le témoin dans l’acte de témoignage dans un contexte juridique?

Modératrice

À confirmer