Frontières et environnements

19 novembre 202109:00 - 10:20

« Memramcook, Dieppe, même si c’est très proche, l’accent est différent » : Frontières linguistiques et géographiques du chiac dans le sud-est du Nouveau-Brunswick

Tommy Berger, ICRML

Cette communication a pour objectif d’explorer les espaces que les personnes locutrices du chiac, et plus largement les francophones du sud-est du Nouveau-Brunswick, délimitent comme étant chiacophones. Ces espaces chiacophones sont décrits par ces locuteurs comme étant des localités et des municipalités du sud-est du Nouveau-Brunswick (ex. Shediac, Dieppe, Bouctouche). La notion d’espace prend toutefois aussi rapidement le sens de « lieu d’interaction » puisque le chiac se parle, selon eux, entre amis et membres de la famille au sein des écoles, résidences et commerces. Je chercherai à savoir comment ces espaces chiacophones sont utilisés pour légitimer le locuteur comme un « véritable » locuteur du chiac. En effet, si les locuteurs produisent une certaine cartographie du chiac, il s’avère que ce sont surtout les individus avec lesquels l’interaction prend place qui influenceront l’utilisation ou non du chiac (Boudreau 2016). De la même façon que Feussi le remarque pour le camfranglais (2017 : 167), le chiac est parlé dans des contextes bien particuliers auprès de locuteurs qui reconnaissent la forme de langue en usage comme étant effectivement du chiac. L’origine géographique d’un locuteur donné reste ainsi importante comme indicateur d’un locuteur légitime du chiac dans une interaction.

Cette communication puise dans les données recueillies pour mon mémoire de maîtrise (Berger 2020), lors d’un terrain ethnographique de cinq mois dans la région de Moncton en 2019. Cette recherche comporte plusieurs dizaines d’heures d’observation participante dans des lieux publics et dix-sept entretiens semi-dirigés. Les participants délimitent des frontières circonscrites au chiac qui leur permettent parfois d’apposer des nominations linguistiques concurrentes à des municipalités pourtant voisines comme cooker talk pour Memramcook, français acadien ou simplement français ailleurs. Ils usent ainsi de créativité pour « se représenter l’autre pour mieux s’en dissocier » (Canut 2001, 2). À l’aide d’une analyse de contenu d’extraits de corpus, je démontrerai que ces questions de frontières linguistiques et géographiques sont intéressantes car elles finissent par être plus révélatrices du statut qu’accordent les participants à leurs interlocuteurs que d’éléments de langue qui se trouveraient ou non dans le parler d’une localité donnée. Un même élément pourrait être chiac et ne pas l’être à la fois, dépendamment de la légitimité construite de celui qui l’énonce, et cela passe, entre autres, par ses origines géographiques. La frontière linguistique est ainsi un processus complexe « de catégorisation de l’altérité, à partir de la référence à soi et à autrui » (Feussi 2017 : 167).


Berger, Tommy. 2020. « Le chiac : entre langue des jeunes et langue des ancêtres : enjeux de nomination à travers les représentations linguistiques du chiac dans le sud-est du Nouveau-Brunswick », mémoire de maitrise, Université de Montréal, 136 p, [https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/24138].
Boudreau, Annette. 2016. À l’ombre de la langue légitime – L’Acadie dans la francophonie, Paris, Classiques Garnier, 297 p.
Canut, Cécile. 2001. « À la frontière des langues. Figures de la démarcation », Cahiers d’études africaines, 41, 163-164, [https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.104].
Feussi, Valentin. 2017. « Quel(le)s frontières / seuils pour reconnaître le francanglais dans le paysage langagier au Cameroun? », dans Bergeron, Jacqueline ; Cheymol, Marc (dir.), D’un seuil à l’autre. Approches plurielles, rencontres, témoignages, Éditions des archives contemporaines, 161-169.


Mots-clés : chiac, français acadien, nomination, discours métalinguistique, frontières, sud-est du Nouveau-Brunswick

Frontière politique et continuum linguistique : observation de deux structures syntaxiques de la langue basque

Maitena Duhalde de Serra, UPV/EHU; Sergio Monforte, UPV/EHU

Parlée des deux côtés de la frontière franco-espagnole, la langue basque présente un niveau élevé de diversité dialectale qui a attiré l’attention de nombre de dialectologues, mais également de grammairiens. La première classification des dialectes basques fut établie par Louis-Lucien Bonaparte (1863) au milieu du XIXe siècle.

Dans cet article, nous nous intéresserons aux variétés basques frontalières, à savoir les dialectes guipuzcoan, haut-navarrais et labourdin. Nous nous concentrerons sur deux structures syntaxiques qui concernent la construction des propositions subordonnées. Plus précisément, nous apporterons une description précise de ces structures, puis nous analyserons leur répartition géographique.

Notre corpus est composé de textes de la seconde partie du XXe siècle et d’enregistrements récents ; pour cela, nous avons interrogé des locuteurs sélectionnés selon les critères habituels en dialectologie (Chambers et Trudgill [1998] 2004).

La première caractéristique que nous examinerons concerne l’utilisation des conjonctions de subordination  -en/-ela dans les propositions subordonnées, dont la phrase principale est uste izan ‘croire’, beldur izan ‘craindre’ ou iduritu ‘sembler’. Au sein de l’aire géographique précédemment mentionnée, les deux conjonctions de subordination  —soit, en/-ela— peuvent être utilisées dans de tels contextes (Lafitte 1944), tandis qu’une seule option est admise par les locuteurs des dialectes occidentaux. Par exemple :

  1. Uste dut hor gertatu den.
    croire aux là se passer aux.sub
    ‘Je crois que c’est là que ça s’est passé.’
  2. Uste dut hor gertatu dela.
    croire aux là se passer aux.sub
    ‘Je crois que c’est là que ça s’est passé.’

La seconde caractéristique que nous discuterons est l’adjacence entre le mot interrogatif et le verbe conjugué. Pour les locuteurs de la langue standard et les dialectes occidentaux cette proximité est obligatoire dans les phrases principales et subordonnées ; en revanche, dans les variétés orientales, d’autres éléments peuvent apparaître entre le verbe et le mot interrogatif. Nous complétons l’hypothèse de Duguine et Irurtzun (2014), car nous observons que cette distribution apparaît non seulement dans les phrases principales (ibidem), mais également dans les subordonnées :

  1. Ez dakit non ote kazeta utzi dudan.
    neg savoir où part journal.abs laisser aux.sub
    ‘Je ne sais pas où est-ce que j’ai bien pu laisser le journal.’

À travers ces deux caractéristiques syntaxiques, nous constatons deux tendances. Pour la première, les parlers guipuzcoan, haut-navarrais et labourdin forment un continuum linguistique, et ce, malgré la frontière politique. Néanmoins, la frontière politique et linguistique coïncident pour la seconde caractéristique observée, puisque cette innovation apparaît uniquement dans le labourdin. Enfin, il serait intéressant d’étudier la chronologie de ces caractéristiques ; en effet, cela permettrait d’expliquer la diffusion plus restreinte de la seconde structure syntaxique abordée.


Bibliographie

Bonaparte, L-.L. (1863). Carte des sept provinces basques montrant la délimitation actuelle de l’euscara et sa division en dialectes, sous-dialectes et variétés. London: Stanford’s Geographical Establishment.
Chambers, J.K., & Trudgill, P. ([1998] 2004). Dialectology (2nd ed.). Cambridge: Cambridge Textbooks in Linguistics.

Duguine, M. & Irurtzun, A. (2014). From obligatory wh-movement to optional wh-in situ in Labourdin Basque. Language 90(1). e1-e30. https://doi.org/10.18148/hs/2014.v0i0.11 Lafitte, P. (1944). Grammaire basque (navarro-labourdin littéraire). Bayonne: Le Livre.

L’impact de l’espace sur la langue littéraire : le cas des diatopismes chez Balzac

Mohamed Bourasse, Université Ibn Tofail, Laboratoire Langage/Société (Maroc)

Prenant sa place aux frontières entre la linguistique et la littérature, notre contribution s’inscrit dans un projet plus large qui interroge cette relation tripartite langue/littérature/espace. Il s’y agit d’une réflexion sociolinguistique sur la langue littéraire pour étudier la présence de l’espace dans la langue d’écriture en termes de variation diatopique. Notre corpus d’analyse portera sur un roman de l’une des figures phares de la littérature réaliste du XIXème : Illusions perdues[1] de Honoré de Balzac. Cette œuvre est une forme narrative et littéraire réaliste dans laquelle l’écrivain cède la parole le plus souvent à ses personnages. Ainsi, la première remarque que nous pouvons faire à la lecture d’Illusions perdues est la présence massive de la variation diatopique[2]. Cette dernière nous situe sur un axe géographique dans la mesure où elle permet de localiser les locuteurs à partir de leurs parlers. Autrement dit, elle part de l’idée que leurs pratiques linguistiques diffèrent en fonction des régions où ils se trouvent. En effet, quand une langue est parlée sur un territoire géographique donné, elle tend à se répartir en usages régionaux d’une région à l’autre, des usages qu’on peut appeler, à l’instar de sociolectes et de chronolectes, « les régiolectes ou topolectes ». Dans Illusions perdues, la variation diatopique se manifeste à travers l’usage de certains termes ou de certaines formes langagières à caractère régional, qu’on appelle des régionalismes ou des diatopismes. Balzac essaie de mettre en relief ces particularismes régionaux affectant les différents niveaux linguistiques pour faire sentir le terroir des locuteurs-personnages. Parfois, rien ne nous renseigne sur leur origine géographique que leur manière de parler. L’objectif de cette réflexion est d’étudier la variation diatopique dans l’œuvre de Balzac pour examiner l’impact de l’espace sur la langue littéraire. Pour ce faire, nous étudierons et analyserons dans un premier temps les diatopismes en les classifiant en fonction des niveaux linguistiques : lexical, morphologique, phonologique, syntaxique.  Pour que notre étude ne soit pas gratuite et fortuite, nous allons problématiser dans un second temps la présence de cette variation pour nous interroger sur ses fonctions et ses enjeux littéraires et linguistiques dans l’œuvre balzacienne. Au terme de cette réflexion, nous nous attarderons brièvement sur quelques écueils et problèmes que cette variation linguistique peut produire au sein de l’œuvre.


Mots-clés :  Diatopisme – Balzac – Illusions perdues – Variation diatopique – topolecte


Bibliographie

-BALZAC, Honoré de, Illusions perdues, Paris, Ed. Gallimard, 2013.

-BAUCHE, Henri, Le Langage Populaire : Grammaire, Syntaxe, et Dictionnaire, Paris, 1920.

-GADET, Françoise, La variation sociale en français, Paris, Ophrys, 2007.

-GADET, Françoise, Le français ordinaire, Armand Colin/Masson, Paris, 1997.

– LABOV, William, Sociolinguistique, Paris, Ed. de Minuit, 1976.

-MESSAOUDI, Leïla, Etudes Sociolinguistiques, Edition Okad, Rabat, 2003.


[1] Honoré de Balzac, Illusions perdues, Ed. Gallimard, Paris, 2013.

[2]– Pour en savoir plus, voir Françoise Gadet, La variation sociale en français, Paris, Ophrys, 2007

L’espace dans le développement du langage de l’enfant : dialogue entre un philosophe et une linguiste autour de l’Émile de Rousseau (livres I et II)

Stéphanie Caët, Université de Lille; Nassim El Kabli, Université de Lille

Rousseau a pensé l’espace sous ses formes plurielles et selon diverses échelles (l’état de nature, l’espace politique de la place publique, l’espace clos du théâtre, la ville et la campagne, la montagne, les jardins) ; il est également un penseur du langage (Essai sur l’origine des langues). Ces deux thèmes ne sont pas indépendants : l’espace apparaît comme une condition nécessaire à l’apparition du langage et le bon usage du langage requiert de circonscrire l’espace, voire de le dompter.

Notre communication portera sur un lieu décisif de cette articulation : les livres I et II de l’Émile, depuis le moment de la naissance où les nourrissons, praticiens de la langue naturelle, « parlent avant de savoir parler »[1], jusqu’aux premières acquisitions de ce que Rousseau appelle les « langues articulées », signant un changement profond et substantiel de l’être qui passe du stade de l’infans (« qui ne peut parler ») au puer. Rousseau qualifie cette mutation de « second terme de la vie »[2].

Nous interrogerons plus particulièrement le rôle qu’attribue Rousseau aux différents types d’interactions entre l’enfant et son environnement. Ces interactions, gestuelles et/ou verbales, impliquent tout autant une réflexion sur les rapports entre l’enfant et son entourage (le cercle familial ou celui qu’il nomme l’éducateur) qu’une analyse de ses rapports avec les objets et l’espace extérieur.

Signifier pour l’enfant, c’est agir ou faire agir. Pour Rousseau, cette dimension performative du langage requiert l’attention de l’éducateur, qui doit savoir interpréter les signes sous peine de contrevenir au développement de l’enfant et de perturber les rapports naturels structurant ses relations avec l’adulte. « Il faut étudier avec soin leur langage et leurs signes afin que dans un âge où ils ne savent point dissimuler, on distingue dans leurs désirs ce qui vient immédiatement de la nature et ce qui vient de l’opinion »[3].

L’originalité de cette communication résidera dans une analyse de la pensée de Rousseau sur le rapport entre espace et langage chez le jeune enfant mise en regard avec des études en psycholinguistique récentes et des analyses de corpus vidéo d’interactions parent-enfant (notamment Paris Corpus : Morgenstern et Parisse, 2012). Ce dialogue entre philosophie et psycholinguistique visera à montrer en quoi Rousseau peut encore nous éclairer aujourd’hui sur la formation des premiers actes de langage et en quoi il convient aussi de souligner les limites de sa problématique.


[1] J.-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation, OC, IV, livre I, p. 285.

[2] Ibid., livre II, p. 299.

[3] Ibid., livre I « Quatrième maxime », p. 290.

Modératrice

À confirmer