Langage et décolonisation

9 novembre 202315h15-16h30C-3061 pav. Lionel-Groulx, Université de Montréa
 

De la réappropriation des tragédies historiques chez Léonora Miano

Guy Aurélien Nda’ah (Université de Yaoundé 1, Cameroun)

La francographie négro-africaine de ces dernières décennies nous a habitué à une représentation quasi systématique des maux du continent noir. Les violences qui ensanglantent les peuples africains y sont souvent représentées comme imputables à la colonisation et au néocolonialisme. Rarement les écrivains interrogent l’histoire et la mémoire de ces peuples. C’est donc une littérature de circonstances sans regard rétrospectif, encore moins prospectif. 

Si ces écrits participent au devoir de mémoire, le ressassement de cette thématique du chaos prend plutôt l’allure d’un afro-pessimisme. L’écrivain aurait-il troqué sa stature de créateur pour arborer celle d’un chroniqueur consignant les traces de son angoisse existentielle? Léonora Miano est l’un des rares auteurs qui a su fusionner les tragédies du passé et du présent pour proposer des solutions susceptibles de combler le trou noir civilisationnel et spirituel creusé par la traite négrière. Elle donne des mots à la Vie, celle qui est trop souvent enterrée par l’Histoire. Tout en représentant les tragédies de notre époque, sa trilogie – L’intérieur de la nuit, Contours du jour qui vient, Les aubes écarlates – interroge les origines de ces déliquescences et jette un pont sur les conditions d’un futur plus conciliateur. Pour sa part, le roman La Saison de l’ombre, en s’appuyant sur un rapport archivistique de l’histoire de la traite négrière, nous plonge dans la réalité d’un peuple qui découvre cette traite,  faisant ainsi de l’imaginaire littéraire une réécriture de l’histoire, différente de celle du colonisateur.

Notre communication envisage donc d’interroger cette écriture qui parle du présent en ayant un pied dans le passé pour une espérance prospective.

Afin de mieux cerner les modalités et les enjeux d’une telle réappropriation, nous avons opté pour une analyse du discours, en tant qu’articulation du texte et des lieux sociaux, dans une perspective postcoloniale. Ce choix est sous-tendu par la réorientation du rapport à l’Autre et des responsabilités face à l’Histoire qu’il convient d’établir.


Effet du « trauma colonial » sur les représentations relatives à la langue française dans le contexte estudiantin algérien

Djamila Mahammed Ouali (LISODIP – ENS d’Alger, Université Blida 2)

Notre communication abordera le rapport des étudiants algériens au français, langue résultant de la colonisation de l’Algérie par les Français pour plus d’un siècle, ou comme l’avait qualifiée l’écrivain algérien Kateb Yacine, « butin de guerre » (1966). Ce travail s’insère dans les suites d’un travail doctoral sur les représentations des langues parlées en Algérie, en contexte universitaire algérien, soutenu en mai 2023. Il s’agit d’une enquête sociolinguistique effectuée dans 7 universités du Nord algérien : Alger 2, Béjaïa, Blida 2, Batna 1, Batna 2, Oran 1 et enfin, Oran 2. 

Nous répondrons aux questions suivantes en nous appuyant sur les discours épilinguistiques de 55 étudiants algériens inscrits dans des départements de langues (amazigh, anglais, arabe, français et espagnol) :

  • Quelle est la place de la langue française dans les pratiques linguistiques effectives des étudiants algériens ?  
  • Quelles sont les représentations des étudiants algériens quant à la langue française ?
  • Quel est l’effet du « trauma colonial » sur les représentations des étudiants algériens quant à la langue française ? 

Le français, à l’exception de toutes les langues en coexistence dans le contexte algérien, a une place particulière pour l’Algérien, que ce soit sur le plan des pratiques effectives ou sur le plan représentationnel.  La preuve la plus tangible en est la forme hybride qu’il prend dans ce contexte, en contact avec l’arabe dialectal ou le berbère avec ses différentes variantes. Notre corpus dévoilera entre autres que de par cette forme hybride, le français est considéré tantôt comme un « héritage raté » de la colonisation française, tantôt comme une conséquence légitime de cette dernière, méritant sa place dans le contexte sociolinguistique algérien.

La dimension historique est en effet un facteur déterminant des représentations surtout négatives envers le français chez notre population, révélant un trauma se traduisant notamment par des expressions telles que « le français est la langue du colonisateur » et par analogie, les Français sont « la cause du malheur de l’Algérie », « c’est eux qui ont laissé l’Algérie en arrière » ; ce sont là, quelques témoignages recueillis auprès de notre population.



Quelques références bibliographiques

Abric J.-C. (dir.) (1994), Pratiques sociales et représentations, Paris : PUF, 252p.

Benrabah M. (1999), Langue et pouvoir en Algérie. Histoire d’un traumatisme linguistique, Paris : Séguier, 348p.

Boyer H. (2003), De l’autre côté du discours. Recherches sur les représentations communautaires, Paris : L’Harmattan, 124p.

Calvet L.J. (1996), Sociolinguistique du Maghreb, Bulletin du laboratoire de sociolinguistique, René Descartes, Paris.

Canut  C. (éd.) (1996), Imaginaires linguistiques en Afrique, Paris: L’Harmattan, 173p.

Chachou  I. (2018), Sociolinguistique du Maghreb, Alger : Hibr Editions, 235p.

Dourari A. (2002), Les malaises de la société algérienne, crise de langue et crise d’identité, Alger : Casbah.

Chachou  I. (2018), Sociolinguistique du Maghreb, Alger : Hibr Editions, 235p.

Grandguillaume G. (2010), « L’Algérie, pays francophone ? » dans K. Malausséna et G. Sznicer (dir.), Traversées francophones [en ligne], éd. Suzanne Hurter, Genève, URL : http// www.ggranddguilaume.fr.

Lazali, K., (2018), Le trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie, La découverte : Paris, 280p.

Taleb Ibrahimi Kh. (1995), Les Algériens et leur(s) langue(s), Editions El Hikma (1re éd.), 328 p.


Mémoire traumatique et exil postcolonial dans le roman équatoguinéen

Rick Yvelne Nyangala Livanga (Laboratoire Babel, Université de Toulon, France)

La colonisation est un thème qui continue de faire écho dans les littératures africaines contemporaines au regard des séquelles encore observables sur le continent africain tant du point de vue social, culturel, politique qu’économique. Cette pratique dévastatrice a considérablement influencé les modes de vie et de pensée des africains, instaurant ainsi des principes de subalternité. L’une des conséquences les plus palpables de la colonisation encore aujourd’hui et dont souffre l’Afrique tout entière est celle de l’exil. Ce phénomène est pour de nombreux écrivains africains un espace de vie et une source d’inspiration intarissable.

Dans ce sens, nous nous proposons d’analyser Sur le Mont Gourougou de l’écrivain équatoguinéen, Juan Tomás Ávila Laurel, œuvre dans laquelle l’auteur présente avec réalisme la douloureuse condition des migrants africains sur le mont Gourougou. Le Gourougou est une montagne du rif à la frontière entre le Maroc et l’enclave espagnole de Melilla, servant d’abris à des milliers de migrants qui souhaitent rentrer en Europe. Ces migrants empruntent le chemin de l’exil en ayant comme seul bagage leur espoir de changer leur vie sur le sol européen. L’auteur, dans son texte, choisit de donner directement la parole aux personnages pour qu’à travers ce récit en forme de témoignage, ces derniers interagissent directement avec les lecteurs en révélant les différentes raisons qui les ont poussés à l’exil. À travers ces histoires diverses, on peut lire les difficultés de vie des populations sur le continent africain entre dictatures successives et exploitation, mais aussi la soif d’une vie fantasmée en Europe, qui révèle par ailleurs le complexe d’infériorité de l’Africain qui, le regard tourné vers l’ailleurs, rêve sans cesse de ce paradis imaginaire pour lequel il est prêt à mettre sa vie en péril.

Dans l’optique de comprendre l’évolution culturelle du phénomène de l’exil et d’en déceler les enjeux inconscients qui ne s’expliquent pas uniquement par la situation économique ou encore par les crises sur le continent africain, il est fondamental pour la présente analyse d’interroger l’histoire et la mémoire des sujets en proie à l’exil afin de déterminer l’influence du point de vue psychanalytique de la colonisation sur les Africains. En tenant compte des concepts tels que la déshumanisation, l’infériorisation de l’Autre non européen et la dévalorisation de l’être et des valeurs, comment penser aujourd’hui la mémoire coloniale en questionnant l’exil et ses corollaires? Comment se manifeste le traumatisme générationnel de la colonisation dans l’inconscient collectif des Africains, mettant ainsi à mal les représentations nécessaires à toute construction subjective?

Ainsi, nous examinerons l’histoire à travers le discours social des personnages dans Sur le mont Gourougou en vue de déceler les implications postcoloniales qui favorisent à la fois une fragilité de soi et une survalorisation de l’Autre, considéré comme supérieur, et qui motivent aujourd’hui les ambitions migratoires des populations subsahariennes.


Mémoire et parole : les traces des disparus dans The Lost de Daniel Mendelsohn

Edwige Medioni (UQAM)

Daniel Mendelsohn, écrivain de la troisième génération post-Shoah, est le petit-neveu de « disparus ». The Lost désigne ceux que l’exil a depuis toujours égarés, mais surtout les disparus de la Shoah dont l’écrivain recherche et retrouve la trace. Il s’agit donc, dès le titre, de faire entendre ceux qui ont disparu et dont l’écriture cherche à ressusciter la parole et la mémoire.

Cette quête des traces mémorielles des disparus se fait par le retour1 à la tradition exégétique juive, c’est-à-dire au commentaire midrachique. En effet, Mendelsohn utilise les quatre premières parashot (portions hebdomadaires lues à la synagogue) de la Genèse pour structurer sa quête familiale. En outre, l’écrivain mime le double statut de la Torah, à savoir la Torah écrite (le texte biblique) et la Torah orale (son commentaire talmudique) pour mettre en récit, dans chaque chapitre, d’abord son souvenir recomposé, puis une réflexion ou un commentaire sur ce souvenir, en convoquant des Sages de la tradition. Bien que ces deux fils narratifs du roman soient distincts l’un de l’autre, ceux-ci s’entremêlent et se complètent. En effet, par ces deux composantes de la quête, l’écrivain tente de répondre à un non-dit, un morceau manquant, un trou dans lequel aboutissent et se confondent l’Histoire, le récit et les commentaires talmudiques. Ce manque pose, en fait, une question littéraire, un « comment raconter » qui ne cesse d’arpenter le texte de page en page. Je souhaiterais donc analyser la place et la fonction du langage comme processus de teshuva2 de l’écriture dans ce récit autobiographique où quête mémorielle et commentaires midrachiques, s’entremêlant, ne ramènent qu’à une question : how to tell the story3.

Pour ce faire, je me propose d’étudier en premier lieu ce que j’appelle les éclats du texte, c’est-à-dire la fracture de la parole et la fragmentation du texte pour recueillir les étincelles de l’histoire. Cette fragmentation me permettra de mettre en lumière la dialectique midrachique du texte par le biais de l’intertextualité et de la narration fragmentée (témoignages retranscrits, commentaires et récits). Dans un second temps, je voudrais analyser la place de la photo et du silence dans l’œuvre comme autres de la parole, autres midrachim, textes au-delà des mots. J’aimerais enfin conclure sur la dette de l’écrivain, c’est-à-dire la question littéraire, celle de la parole racontée ou plutôt du récit de la parole et de la mémoire.


Notes

1 Le retour à la tradition juive se traduit par le concept de teshuva comme retour à la tradition, aux textes, à l’étude ou à l’observance. Ce sens – déjà intéressant et éclairant par rapport à la démarche de Mendelsohn – n’est pourtant pas le seul. En effet, la teshuva désigne également la « réponse » à une chééla (plus connu sous sa forme plurielle, des chéélot). Chééla c’est la question adressée au gaon (au pluriel gueonim, doyens des académies talmudiques de Babylonie) afin d’obtenir des éclaircissements, des réponses ou teshuvot sur des passages du Talmud.

2 Le processus de teshuva de l’écriture est un processus de retour à la tradition herméneutique juive mais aussi une certaine forme de réponse par l’écriture à la Question qui troue le texte.

3 Daniel Mendelsohn, The Lost, New York, Harper Collins, 2006, p.433.

Modératrice

À confirmer